2012

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Le vecteur rock dans le changement social en Russie La mobilisation autour du procès intenté aux trois membres du groupe 'Pussy Riot' a braqué les feux de l'actualité sur des pratiques culturelles que le grand public croyait inconnues en Russie. Peu d'Européens ont conscience de la place qu'occupe ce pays dans une culture moderne à laquelle on attribue plutôt une origine anglo-saxonne. On oublie le rôle des avant-gardes de la première moitié du 20e siècle qui ont marqué l'histoire de la peinture, du cinéma et des arts graphiques. Tout d'un coup, un groupe de jeunes femmes choisit le happening pour exprimer sa colère, une méthode qui a été beaucoup utilisée par des jeunes européens et américains depuis les années 1960. Et la forme de cette action est une chanson dans un style musical venu d'Angleterre en 1977. Le Patriarche se dit scandalisé et le régime sévit. Pour éviter d'autres scandales, sachant qu'il y a en Russie plusieurs centaines de groupes punks radicalisés et de manière générale une scène contre-culturelle très vivante. Parce qu'en Russie, on attend de ceux qui créent une prise de position morale, que les artistes soient des porte-voix des aspirations populaires. Et parce que la contestation esthétique, la défense d'un territoire autonome de l'art va de pair avec le rejet de l'arbitraire policier, de la corruption des fonctionnaires et des élections truquées.. Apparu en Russie dans la première moitié des années 1960 le rock était une activité d'apparence anodine qui aurait été admise et intégrée sans problème à la culture populaire nationale si le comportement des rockeurs n'avait pas fait peur à la majorité des dirigeants. La direction politique voit dans l'importation du rock un danger pour l’État : apologie de l'individualisme, exaltation du conflit de générations, expression d'une impatience sociale. Les événements de Prague ont montré que le désir de détente et d'ouverture au monde était une volonté de vivre autrement, de remettre en cause l'ordre militarisé, presque de désobéir. A partir de ce constat et jusqu'au milieu des années 1980, le rock sera plus ou moins surveillé et combattu. On essaiera d'en limiter l'impact en limitant l'accès aux scènes, créant des contre-feux comparables au mouvement yé-yé en France, en interdisant l'importation de disques et n'autorisant que très rarement la venue de vedettes occidentales. Dans son contexte répressif va se développer un rock militant de plus en plus verbalisé, ouvertement oppositionnel, support privilégié de la parole dirigée contre le pouvoir communiste. Il y aura des périodes de répressions avec emprisonnements de certains chanteurs, des managers les plus efficaces et des diffuseurs d'enregistrements. Car cette culture est d'abord presque uniquement auditive : pas d'images, ni films ni clips, très peu de concerts dans des endroits confinés ; il n'y a que des bandes magnétiques. Et comme les outils sont médiocres, on ne parvient pas au son désiré. On laisse donc la voix dominer la musique. Ce qui se raconte par ces chansons, c'est un rejet profond du système, une immense lassitude, dans un style imité de Bob Dylan, Joan Baez, Léonard Cohen etc. Émaillé d'images et formules reprises dans la littérature nationale. Nouvelles esthétiques et nouveaux modèles de comportement balayent les anciennes certitudes. On s'est mis à parler plus vrai, à dénoncer ce qui ne pouvait plus durer. En Russie, en Ukraine et dans les pays baltes, une sorte de « moment rock » va balayer les anciennes formes de prise de parole et le discours de la société sur elle même. Ce « moment rock » c’est le petit nombre de mois durant lesquels une musique longtemps interdite et appréciée d’une minorité sera écoutée religieusement par la majorité parce que les paroles chantées étaient les premiers mots véridiques prononcés en public. Ce qui a fait dire en 2011 à un jeune golden boy russe intervenant devant un parterre d'entrepreneurs américains : « le rock a été une sorte de commissaire politique invisible de la contre-révolution ». C’est incontestable dans la mesure où le rock était bien l’un des supports de la parole dirigée contre le pouvoir du Parti communiste. Les artistes étaient en général engagés en faveur de ce qu’il est convenu d’appeler les valeurs de l’Occident. Mais leur quête de révolution morale et des modes de vie ne s'est pas arrêtée là, elle continue. BIOGRAPHIE Né à Paris en 1957, ancien administrateur de l’IRMA, attaché culturel à Moscou puis conseiller culturel en Géorgie jusqu’en 2011, Joël Bastenaire est un fin connaisseur de la Russie mais aussi du Moyen-Orient et d’Asie centrale. En 1987, il crée une structure de production dédiée aux artistes de rock russes lui permettant d’être un acteur privilégié de cette histoire.
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